Retour

Covid-19 : Chroniques du terrain (3)

Publié le 08/04/2020

Témoignage d'une directrice d'Ehpad du « 93 ».

 Photomontage : Georges Gomes.

Vendredi 20 mars, 10 h 30

Échange avec Ève Guillaume, directrice de l’Ehpad Lumières d’Automne à Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis. Fraîchement sortie de l’École des hautes études en santé publique, elle a pris son poste en janvier. Il faudra la rappeler vers 18 heures : un premier cas de résident contaminé vient d’être diagnostiqué.ève guillaume

 

Vendredi 20 mars, 18 heures

«  Vous êtes rentrée dans le vif du sujet, ce matin.

— Complètement. Là, on est certains d’avoir une patiente porteuse du coronavirus. On l’a su puisqu’elle a été diagnostiquée suite à une hospitalisation. On a donc très probablement d’autres cas dans l’établissement. On va avoir du mal à diagnostiquer d’autres résidents puisque les tests sont très rares. Malgré les recommandations, je pense qu’on n’aura même pas trois résidents testés. Les laboratoires n’ont pas de tests, et le 15 nous dit qu’ils ne se déplaceront pas pour en faire, donc on navigue à vue. 

— Vous êtes en pénurie de masques, je suppose.

— Dès le début de l’épidémie, on a essayé de passer une commande de manière normale, et même cette commande n’est jamais arrivée. En début de semaine, il restait 100 masques. On a commencé à confectionner des masques en tissu. Ce n’est pas validé par les experts en termes d’hygiène. 

Une entreprise de Saint-Ouen nous a offert 200 masques FFP2. Ils sont périmés depuis 2013, utilisables comme des masques chirurgicaux. Des personnes ont envoyé des boîtes qu’elles avaient chez elles. La mairie a mis à disposition un reliquat de stock de la grippe aviaire : ce sont des masques FFP2 périmés dont on peut se servir comme masques chirurgicaux. On a donc 1500 masques, ce qui nous permet de tenir une semaine. On attend le stock qui doit être livré par les GHT.

« On a donc 1500 masques, ce qui nous permet de tenir une semaine. »

— Comment ça se passe du côté des salariés  ?

— On a déjà eu des agents qui ont été malades. On a deux autres agents qui ont eu une forte température et ne sont pas venus travailler. Aujourd’hui, on a un afflux massif d’arrêts de travail de nos agents avec une part de panique, malgré le fait qu’on essaie d’être en proximité avec nos équipes. Il y a forcément une certaine angoisse.

En interne, on a convenu avec les deux organisations syndicales représentatives (dont la CFDT) de déroger à nos règles et de mettre en place du 10 heures et du 11 heures, à titre exceptionnel, pour l’unité dédiée. Cela a été bien accueilli par les agents. On a une équipe dédiée sur l’unité Covid-19 sur 2 semaines, avec un renouvellement toutes les 2 semaines pour éviter l’épuisement. On a rappelé des personnes sur leurs congés. On a recruté une nouvelle infirmière, on essaie de recruter des aides-soignants vacataires pour venir en renfort. On a une équipe qui se mobilise : on est trois responsables à revenir le week-end pour faire la distribution des plateaux en chambre.

On se sent globalement très seuls, car aujourd’hui on parle plus du sanitaire. Il faut savoir qu’en Ehpad, si le coronavirus rentre, c’est l’hécatombe. 

— S’il y a une vague de décès, comment ça se passe  ?

— Je ne peux pas vraiment vous répondre. J’ai une chambre mortuaire avec une chambre froide qui peut accueillir deux résidents décédés, qui malheureusement est en panne depuis un mois. Je n’ai pas les budgets pour la réparer. J’ai uniquement une table réfrigérée. Je peux conserver un corps un peu plus longtemps que les autres. Il va falloir demander aux familles une certaine réactivité pour que les pompes funèbres viennent chercher les corps dans les 24 à 48 heures. On ne pourra conserver les corps que 48 heures maximum. On va être confrontés à des choses éthiques très difficiles. On l’est déjà. Nous sommes aussi en lien avec les pompes funèbres de Saint-Ouen pour trouver des solutions si nous devions avoir plusieurs décès rapprochés.

«  J’ai […] une chambre froide qui peut accueillir deux résidents décédés, en panne depuis un mois. Je n’ai pas les budgets pour la réparer. »

[…] Je pense que le choix a déjà été fait bien en amont sur l’avenir de nos résidents. Ce n’est que le début. Ce qui va être difficile, c’est de tenir sur la durée. 

Mais il y a plein de bonnes initiatives. Aujourd’hui, la psychologue et la psychomotricienne ont créé une salle de détente pour les agents. Elles vont leur faire faire de la relaxation, un quart d’heure par jour. Il y a d’autres choses qui se passent, qui sont bonnes à prendre.  »

 Voir aussi :

> Le journal de bord d'Ève Guillaume sur Le Media Social

> Son interview sur BFMTV