
ALISFA - micro-crèches : un système à bout de souffle
Le rapport de la Commission d’enquête sur le modèle économique des crèches et sur la qualité de l’accueil des jeunes enfants a été publié le 27 mai à la suite d’une accumulation de témoignages de maltraitance sur les bébés, ainsi que du personnel de la petite enfance non reconnu et en souffrance. La CFDT décrypte les dégradations de ce secteur.

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Le même jour que la sortie du texte de la Commission d’enquête, un contre-rapport de La France insoumise (LFI) paraît également, mettant l’accent sur « les dérives de la financiarisation des crèches ». Pourquoi deux rapports ? Stephan Garrec, secrétaire fédéral CFDT santé-sociaux fournit quelques explications : « C’est le député LFI William Martinet qui avait d’abord réclamé la création d’une commission d’enquête sur l’accueil des jeunes enfants. » Le groupe des députés macronistes y étant opposé, une forte mobilisation de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) avait permis d’aboutir à un vote positif. Les députés Sarrah Tanzilli (Renaissance) et Thibault Bazin (Les Républicains) deviennent les rapporteurs de la commission d’enquête, évinçant au passage William Martinet. Cependant, note le secrétaire fédéral, « les conclusions de l’enquête n’allaient pas dans le sens des députés LFI, à savoir que le problème du financement des micro-crèches n’était pas questionné », d’où la création d’un contre-rapport.
![]() Stephan Garrec, secrétaire fédéral | Les dérives les plus spectaculaires émanent pour 93% des micro-crèches lucratives, ce qui ne veut pas dire que la situation ne se tend pas dans les autres structures. |
La commission d’enquête s’est portée sur toutes les crèches en France, 50% étant des crèches publiques municipales, l’autre moitié se répartissant entre crèches privées associatives et lucratives. Ces dernières années, ce sont les crèches privées lucratives privées qui ont connu un réel essor mais également une baisse de la qualité de l’accueil de la petite enfance, voire de graves dérives. En juin 2022, à la suite de l’homicide volontaire sur un bébé par une employée excédée par les pleurs d'une fillette à la crèche People & Baby à Lyon, les remontées de maltraitance des enfants en bas âge se sont multipliées.
Une situation qui n’a guère évolué à ce jour. Dans une crèche associative de l’Est parisien, Laurent vient chercher Laura, sa fille de 2 ans. Depuis le hall d’entrée, il regarde d’une fenêtre hublot ce qui se passe dans la salle avant de récupérer son enfant. Un meuble s’effrite, laissant traîner des morceaux de bois au sol, à portée de main d’un bambin qui introduit des morceaux dans sa bouche. L’assistante maternelle est à moitié endormie, pendant que des enfants à quatre pattes attendent leurs parents. Laurent récupère sa fille. Elle meurt de faim et sa couche culotte est de travers : les deux jambes se trouvent dans le même trou de la couche. La tétine de la fillette est dans la bouche d’un autre enfant. Tous les jours, ce papa constate des petites anomalies.
Abaissement des normes
À l’origine des manquements au sein des crèches privées, se trouve l’abaissement des normes. Un travail de sape qui commence en 2010 avec Nadine Morano alors secrétaire d’État chargée de la Famille et de la Solidarité sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Le contre-rapport LFI souligne que le décret Morano a cumulé « les dérogations en matière de qualification : pas de présence obligatoire de professionnelles parmi les plus qualifiées, remplacement des directrices par des "référents techniques" sans qualifications liées à la petite enfance ».
En 2020, c’est la loi d’accélération et de simplification de l’action publique (Asap) qui « a permis cette logique financière dans le circuit associatif et municipal », analyse Stephan Garrec, et « même ces crèches-là se trouvent maintenant dans une logique de réduction du personnel. La pression exercée sur les salariés existe également sur l’associatif et le public ».
Dans la même veine, la loi Norma, portée en 2021 par Adrien Taquet, secrétaire d’État à l’Enfance et aux Familles « est axée sur l’affaiblissement de l’encadrement du jeune enfant, avec des dérogations supplémentaires à cette baisse pour les micro-crèches », poursuit le militant CFDT. « La logique financière de ces structures est basée sur une soutenabilité immédiate. Il y a beaucoup plus de dérogations aux droits et aux normes d’accueil pour favoriser l’ouverture rapide de berceaux dans ce mode de prestation. On est dans un abaissement des réglementations et, de fait, une recherche de la profitabilité de l’entreprise. Ce manque de normes est le fruit de choix gouvernementaux et du législateur. » Ces « petits » cadeaux faits au lobbys des crèches privées ont facilité l’enrichissement de grands groupes tels que Babilou, Les Petits Chaperons Rouges, ou encore People & Baby.
Salariés pressurisés, enfants maltraités
Ces dernières années, le taux d’encadrement des jeunes enfants a considérablement diminué. Leur nombre augmente et le personnel diminue, rendant les conditions de travail pénibles. La reconnaissance est inexistante et les salaires restent maigres : 1250 euros net pour une auxiliaire de puériculture débutante. Le rapport LFI pointe la dangerosité de la baisse des effectifs encadrants : « S’il est simplement dangereux d’être seule avec treize enfants dans la mesure où le moindre incident ou imprévu peut mener à une catastrophe, la professionnelle en charge de tous ces enfants rentrera épuisée, son attention sera moindre et sa capacité à faire son travail en sera nécessairement impactée. »
Stephan Garrec explique que « les dérives les plus spectaculaires émanent pour 93% des micro-crèches lucratives, ce qui ne veut pas dire que la situation ne se tend pas dans les autres structures ». Il observe que « les remontées que nous avons en tant que syndicat dans les structures associatives ou municipales sont du même ordre. Les salariés sont moins nombreux à encadrer le même nombre d’enfants ».
Elsa Marnette, coauteure du livre Babyzness rapportait dans une interview accordée au site Capital en septembre 2023 que « des crèches fonctionnent uniquement avec des CAP petite enfance, c’est-à-dire le diplôme le plus court quand on veut travailler dans le secteur », et ajoutait qu’« en embauchant uniquement des CAP, des établissements font des économies sur la masse salariale. »
Stephan Garrec est interviewé par Mathieu Balliard. Images ©France info TV
L’argent public au service des multinationales
Un système de financement de la CAF s’est mis en place pour les micro-crèches par l’intermédiaire de la Prestation d’accueil du jeune enfant (Paje) versée aux parents. Puis la création du Crédit d’impôt Famille (CIFam) en 2003 a permis à l’administration fiscale de rembourser « 50% des dépenses engagées par une entreprise pour réserver des berceaux au profit de ses salariés » selon le contre-rapport LFI. Les sommes investies par les entreprises pour financer les berceaux sont des charges déductibles de l’impôt sur les sociétés, ce qui représente 75% de subventions.
Mis bout à bout, ces généreux gestes accordés au privé commercial ont permis aux micro-crèches de s’enrichir grassement avec les diverses subventions de l’argent public.
Stephan Garrec fait un constat sans appel : « Le service public de la petite enfance a été pensé comme une libéralisation du marché de la petite enfance. Des entreprises ont cherché à faire fructifier leur chiffre d’affaires et pas forcément pour garantir une bonne qualité de l’accueil. » Il va plus loin : « Tout s’est passé en même temps et en amont de l’apparition de tous ces scandales. Entre les parutions des livres Les Fossoyeurs (éditions Fayard) en 2022 sur les dérives des Ehpad, Le prix du berceau (éditions Seuil) et Babyzness (éditions Robert Laffont) en 2023, la situation est arrivée, toute proportion gardée, au même niveau, en même temps dans le secteur du grand âge et de la petite enfance. Les mêmes modèles donnent les mêmes résultats ».
Holding the money
Le contre-rapport LFI pointe les dérives des pouvoirs publics qui, depuis le début des années 2000 « ont mis une énergie considérable à la création d’un secteur marchand, jusque-là inexistant de la petite enfance […] Une poignée d’investisseurs et les ministres de l’époque ont élaboré […] un cadre légal, réglementaire et fiscal ultra-favorable aux acteurs privés lucratifs. Arrosés d’argent public, des grands groupes (People & Baby, Babilou, Les Petits Chaperons Rouges et la Maison bleue) ont émergé et se sont même internationalisés. »
Que ça soit dans les Ehpad lucratifs, dans l’hospitalisation privée, nous ne sommes pas dans une logique de dialogue social mais une logique financière et chiffrée.
Un système bien rodé comme l’utilisation des sociétés immobilières (SCI) qui sert d’intermédiaire à « l’achat de murs de crèches, dont les loyers sont financés en partie par les CAF », souligne le rapport LFI. En témoigne cette citation de Xavier Ouvrard, PDG de Babilou en mars 2024 qui illustre parfaitement ces dérives financières : « Nous ne sommes propriétaires d’aucun de nos murs, nous louons l’intégralité de nos crèches. […] La famille fondatrice a une holding immobilière qui détient 45 établissements sur les 443 établissements que nous avons, ça représente 13,3% des loyers qui sont versés chez Babilou, ces loyers sont versés au prix du marché. »
« Que ça soit dans les Ehpad lucratifs, dans l’hospitalisation privée, nous ne sommes pas dans une logique de dialogue social mais une logique financière et chiffrée. Ces groupes font semblant de signer un accord et font ensuite du lobbying pour que ça ne soit pas appliqué. C’est exactement ce qu’il se passe avec l’avenant 33 : les salariés de ces entreprises ne sont qu’une variable d’ajustement », conclut le militant CFDT.
Pourtant, des solutions existent. Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) 2023 sur la qualité de l’accueil et prévention de la maltraitance dans les crèches élaborait 39 recommandations concrètes, dont des mesures de financement et de qualité d’accueil. Si le système actuel est jugé à bout de souffle, à quand une nouvelle vague pour le secteur de la petite enfance ?
Emmanuelle Bodiot
Retour sur deux interventions précédentes
À l'occasion de la sortie du livre scandale Le prix du berceau édité chez Seuil, Stephan était invité en plateau à répondre aux questions des journalistes de France Info TV.
Le soir même, France Info faisait à nouveau appel à la CFDT santé-sociaux pour répondre aux questions des auditeurs. À revoir ci-dessous.