La fiscalité des entreprises : un levier d’action syndicale pour la CFDT

Publié le 03/01/2023 (mis à jour le 27/02/2023)

Intervention au congrès de la Confédération syndicale internationale à Melbourne

La fiscalité occupe une place importante dans tous les programmes politiques mais les syndicats rencontrent des difficultés à l’envisager comme un levier pour l’action syndicale. Or la fiscalité peut s’avérer un moyen très efficace pour faire pression sur les entreprises afin d’améliorer les conditions de travail et négocier des augmentations de salaires. Et dans le secteur des soins l’enjeu est aussi d’améliorer la qualité de la prise en charge des personnes.

 

Ces exceptionnels taux de rentabilité des actionnaires nous renseignent que l’argent est bien là.

La silver économie, l’économie des personnes âgées, se développe très rapidement avec le vieillissement de la population et les bénéfices engrangés permettent de verser de colossaux profits aux actionnaires. La situation est toute différente pour les 200 000 travailleur.euse.s[1] du secteur lucratif de l’hospitalisation en France dont les salarié.e.s fuient ces professions du soin.

 

Une convention collective figée depuis 20 ans et des grilles de salaires affichant de nombreux coefficients en dessous du salaire minimum français renforcent les difficultés à recruter alors que les besoins sont en progression constante[2]. Cette pénurie de personnel dans le secteur des personnes âgées a un impact considérable sur la dégradation des conditions de travail et sur la prise en charge des patient.e.s.

 

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La population en Europe est l’une des plus âgées de la planète. Cette forte proportion s’accompagne d’un accroissement de la demande de services d’aide et de soins de longue durée. Depuis plus de deux décennies la CFDT se mobilise pour dénoncer la compression des coûts de personnel qui pèse sur les résident.e.s dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD).

 

La totalité des dépenses liées à la prise en charge des personnes âgées en France a représenté environ 30 milliards d’euros en France en 2014, soit 1,4 % du PIB[3]. Les pouvoirs publics ont assumé plus des trois quarts de ces dépenses aussi bien dans les établissements publics que privés lucratifs, et le solde (ou le reste à charge) est acquitté par les ménages. Avec la forte progression du nombre de résident.e.s en EHPAD, les dépenses publiques en faveur des personnes âgées vont très fortement augmenter d’ici à 2040.

 

Sur les 7 367 EHPAD en France en 2020 45 % sont publics, 31 % associatifs et 24 % relèvent du secteur lucratif. Certains de ces établissements lucratifs sont gérés par des sociétés cotées en bourse. Ces maisons de retraite du secteur lucratif sont devenues l’un des secteurs préférés des investisseurs. Cet attrait s’explique aussi par une prise de risque limitée pour les investisseurs dans un secteur qui bénéficie de larges subventions publiques.

 

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C’est ainsi que les quatre premiers groupes français[4] sont devenus leaders à l’échelle européenne (ORPEA, Korian, DomusVi et Colisée). Et les plus gros opérateurs d’EHPAD privés en Europe[5] sont les deux groupes français ORPEA et Korian qui, à eux-seuls, gèrent plus de 1 700 établissements et 150 000 lits dans toute l'Europe. ORPEA et Korian ont une partie de leur capital coté en Bourse. ORPEA s’avère être l’entreprise la plus cotée en Bourse[6] avec 14,5 % détenus par des fonds de pension canadiens.

 

Ces exceptionnels taux de rentabilité des actionnaires nous renseignent que l’argent est bien là, mais est-ce que pour autant le taux d’encadrement est plus important dans ce secteur ? La réponse est non, au contraire : le taux d’encadrement des résident.e.s est de 55,6 % dans les structures privées, contre 68,1 % dans les structures publiques. En revanche le coût pour les familles est, lui, beaucoup plus important pour le secteur lucratif.

 

Le prix mensuel moyen dans les EHPAD varie considérablement. Il est en moyenne de 2 000 € pour les EHPAD publics, le tarif pour les établissements privé est plus élevé, autour de 3 000 € mais cela peut être beaucoup plus. Ce coût à la charge des patient.e.s concerne les prestations telles que restauration, hôtellerie, blanchisserie, coiffeur, etc.

 

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ORPEA était le groupe dont les relations sociales étaient les plus difficiles. La CGT et la CFDT dénonçaient de longue date les discriminations syndicales au sein de celui-ci et la mise en place d’un syndicat maison par la direction. En 2018 cette dernière a fait échouer l’instauration d'un comité d’entreprise européen. Lors des élections professionnelles de juin 2019 la CFDT y a perdu sa représentativité au détriment du syndicat maison.

 

Les moyens d’actions syndicales habituels n’ont jamais réussi à modifier le comportement de ces grands groupes. Une approche plus systémique dévoilant au grand jour l’opacité des montages financiers était nécessaire, révélant également les conséquences catastrophiques sur la qualité de la prise en charge.

 

Sur ce volet de la prise en charge, l’ouvrage « Les Fossoyeurs[7] » du journaliste d’investigation Victor CASTANET, paru le 26 janvier 2022, a eu un retentissement considérable en France, soulevant une vague d’indignation sur les maltraitances envers les résident.e.s du groupe ORPEA. Après trois ans d’enquête et une collaboration avec les organisations syndicales françaises, le journaliste y démontre comment ORPEA a mis en place un système pour optimiser ses bénéfices au détriment du bien-être des résident.e.s et des employé.e.s. Cette logique de rentabilité au sein du groupe a entraîné des situations de maltraitance chroniques envers les pensionnaires et les salarié.e.s des établissements.

 

Dans le même temps les Fédérations CFDT Santé-Sociaux et CGT Santé-Sociaux ont convenu de travailler avec le CICTAR[8], le Centre pour la recherche en responsabilité fiscale internationale des sociétés (Centre for international corporate tax accountability and research) afin de mettre en évidence les problèmes d’évasion fiscale et de manque de transparence dans le groupe ORPEA, aspect qui avait été peu développé dans le livre de Victor CASTANET.

 

Les objectifs de ce partenariat sont de donner aux syndicats les moyens de tenir la direction et les propriétaires pour responsables des services qu’ils fournissent et de l’argent qu’ils reçoivent des pouvoirs publics, renforcerl’organisation des travailleur.euse.s, et étendre l’influence et l’adhésion syndicales dans le secteur.

 

Un premier rapport au titre évocateur : « Prendre soin des personnes ou soigner ses profits?[9] » sur les stratégies financières particulièrement opaques du Groupe ORPEA a été rendu public lors d’une conférence de presse[10]organisée, le 24 février 2022, dans les locaux de la Confédération CFDT Elle/qui a reçu un très bon écho des médias, malgré le déclenchement le matin même de la guerre en Ukraine.

 

Les conclusions montrent que les montages et les stratégies d’ORPEA apparaissent de plus en plus comme ceux d’une société d’investissement immobilier plutôt que d’un professionnel du soin. La prestation de soins, laquelle dépend beaucoup des dépenses et subventions publiques, semble ainsi passer au second plan par rapport à l’extraction de bénéfices tirés de biens immobiliers.

 

L’opacité des montages financiers interroge également.

L’opacité des montages financiers interroge également : au moins 191 filiales susceptibles de faire partie du groupe ont disparu des rapports et comptes publics du groupe depuis 2015. Des dizaines d'autres filiales n'ont jamais été divulguées, bien qu'elles soient des filiales du groupe à 100 %.

 

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À la suite des révélations de maltraitances, le gouvernement français a ouvert une enquête et a auditionné les organisations syndicales qui lui ont remis le rapport du CICTAR. Et des mesures ont été prises :

  • La justice a ouvert en avril 2022 une enquête préliminaire pour maltraitance et infractions financières, à la suite d’un signalement par le gouvernement.
  • ORPEA a été accusé de détournement de fonds publics par l’État, le gouvernement a décidé de demander, par voie de justice, la restitution de dotations publiques présumées détournées.
  • Les EHPAD seront mieux contrôlés avec l'édiction de nouvelles règles de transparence[11] et de régulation financière. En 2022, un plan de contrôle des 7 500 EHPAD[12] a déjà été lancé et des mesures réglementaires arrêtées.

 

Le scandale ORPEA, qui a tenu la une des journaux pendant plusieurs mois, révèle principalement la crise de tout un secteur, public ou privé, et le manque criant de moyens, de personnels, de matériel. Le groupe ORPEA a développé jusqu’au paroxysme un système qui consiste à optimiser le profit pour rationaliser les prestations au détriment de la qualité des soins et des conditions de travail.

 

D’un point de vue syndical les révélations faites par le journaliste Victor CASTANET ont apporté des faits suffisamment précis pour contester les élections professionnelles du 6 juin 2019 organisées au sein d’ORPEA France. Dans un jugement du 12 septembre 2022 le tribunal a annulé les scrutins de ces élections professionnelles. Cette dénonciation par la justice d’un syndicat maison est une immense victoire pour les organisations syndicales.

 

Durant l’enquête du gouvernement les organisations syndicales ont exigé que le groupe ORPEA, en tant que bénéficiaire de fonds publics et fournisseur-clé de services de soins aux personnes âgées en France et de plus en plus à travers l’Europe, soit plus transparent et rende davantage de comptes.

 

L’aggravation de la crise du personnel dans les soins de longue durée ne peut être inversée sans un investissement significatif dans le personnel soignant. Depuis de nombreuses années les syndicats font campagne pour l’introduction d’un ratio minimum de personnel par patient dans les établissements sanitaires et médico-sociaux. C’est l’enjeu sur lequel la CFDT se concentre désormais.

 

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Et nous continuons notre partenariat avec le CICTAR pour démontrer que la règlementation en France doit être renforcée sur le contrôle des établissements de soins privés lucratifs bénéficiant de fonds publics pour que ceux-ci contribuent exclusivement à la qualité de la prise en charge par un personnel suffisant et bien formé.

 

Les syndicats peuvent amener des changements concrets au sein des entreprises.

Les syndicats peuvent amener des changements concrets au sein des entreprises, en sollicitant et en décryptant de manière plus systématique leurs données financières. Posséder des informations de base concernant les impôts que paie effectivement une entreprise peut constituer un tremplin particulièrement utile dans le cadre des stratégies de négociation collective et dans les relations des organisations syndicales avec les gouvernements pour faire évoluer la réglementation.

 

[1] https://www.ouest-france.fr/sante/greve-dans-les-cliniques-et-ehpad-prives-la-cfdt-appelle-a-la-mobilisation-le-18-octobre-5ef52b68-40e8-11ed-89be-3116781a5058

[2] https://www.lagazettedescommunes.com/793052/ehpad-les-preconisations-de-la-cour-des-comptes-pour-sauver-un-modele-a-bout-de-souffle/

[3] https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/er1032.pdf

[4] https://www.investigate-europe.eu/fr/2021/europes-largest-private-care-home-operators/

[5] https://www.investigate-europe.eu/fr/2021/europes-largest-private-care-home-operators/

[6] https://www.ouest-france.fr/societe/seniors/comment-les-maisons-de-retraite-sont-devenues-l-un-des-secteurs-preferes-des-investisseurs-42dcb060-8782-11ec-9f09-66646e49c1d3

[7] https://www.fayard.fr/documents-temoignages/les-fossoyeurs-9782213716558

[8] https://cictar.org/

[9] https://cictar.org/orpea/

[10] #OrpeaGate - La CFDT, la CGT et CICTAR sortent un rapport explosif !

[11]https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000045696656#:~:text=dol%2C%20majeurs%20prot%C3%A9g%C3%A9s-,D%C3%A9cret%20n%C2%B0%202022%2D734%20du%2028%20avril%202022%20portant,action%20sociale%20et%20des%20familles

[12] https://www.vie-publique.fr/loi/286458-projet-loi-financement-securite-sociale-2023-budget-secu-plfss